Chris Dawson évoluait sans cesse dans un univers déplacé. Toujours en décalage avec le bon sens et la morale, le problème était que la jeune femme ne voyait pas trop souvent ce qui clochait, étant même surprise lorsque les gens lui faisaient part de leur étonnement. Pour elle, travailler dans un sex-shop du quartier de plus basse réputation de Londres était une chose aussi insignifiante que d'aller faire ses courses chez l'épicier du coin ou d'aller à la bibliothèque. C'était un travail, un point c'est tout, elle touchait sa paye à la fin du mois et la vie continuait. Et c'est toujours avec le même détachement, quasi-morbide, qu'elle accueillait les clients. Des clients qui eux savaient pertinemment pourquoi est-ce qu'ils se trouvaient ici, et qui savaient exactement pourquoi est-ce qu'ils venaient. Son patron exigeait qu'elle passe un "film" de mauvaise qualité sur un un post tout aussi vieux, elle n'était nullement dérangée par les bruits qui s'échappaient du poste lorsqu'elle effectuait son travail. Et c'est toujours avec cette froide indifférence qu'elle éteignit la télévision, avant de laisser la place à la seconde employée.

Chris finissait en début d'après midi et c'est vêtue de son trench coat qu'elle rejoignait la masse de Londoniens qui se dirigeait vers les transports en commun. On la poussait, elle ne s'offusquait pas, on lui piquait sa place dans un taxis, Chris décidait tout simplement de prendre le métro. Portait-elle de l'attention pour quelque chose ? Rarement, son esprit tordu et difforme ne s'éveillait pas pour des choses aussi futiles que les plaisirs des autres. Détachement, ennui, voilà son lot quotidien … Elle avait oublié comment faire semblant, elle avait oublié comment rire et surtout elle avait oublié comment sourire. Mais Chris ne se souvenait pas qu'on le lui ait appris, ou alors elle ne voulait pas s'en souvenir.
Elle ne savait pas vraiment où elle était censée descendre, elle descendrait voilà tout. On parlait beaucoup dans la rame, on se plaignait du froid alors qu'on était serrés comme des sardines, on se plaignait du manque d'argent alors qu'on était les premiers à jeter des pièces aux visages des mendiants juste parce qu'on le pouvait.
Contradictions, ô contradictions, le monde n'était que contradiction.

On se pressa pour sortir à Angel et Chris suivit le mouvement. Pourquoi ? Pourquoi pas ? Elle se retrouvait souvent nulle part par hasard, et le hasard la menait souvent aux frontières de nulle part. Chris fut éblouie par les décorations précoces de Noël … Déjà ? Sûrement. Il y avait trop de bruit et elle préféra reculer, retournant sur la voie. Il s'était mis à pleuvoir, Chris adorait la pluie, et elle devenait d'une humeur presque festive lors des journées d'orage. Sans réfléchir, elle avança, histoire que les gouttes lui lèchent le visage. Elle avança encore, et encore une fois. Elle aurait dû reculer, elle aurait dû. Pourquoi ? Parce que le bout de ses pieds étaient à présent dans le vide, sûrement là où le prochain train aurait dû se trouver.
Elle n'en avait que faire, qu'ils s'interrogent, elle resterait là.

Ce qui sortit de Chris de sa rêverie, ce fut le bruit. Un homme qui criait à l'aide, au secours, il prétendait qu'elle allait se suicider. Elle esquissa tout d'abord un sourire mais ne bougea pas pendant les quelques secondes qui suivirent son intervention. Se suicider ? Pour quoi faire … L'idée même de mettre fin à sa propre vie était un concept tout à fait étranger à Chris. Ce n'était pas que la mort avec un grand M la terrifiait ou encore la peur commune de l'inconnue … Non … Pour avoir le courage et l'audace de s'ôter la vie, pour commettre cet acte que l'on considérait comme un pêché, il fallait avoir conscience de son propre corps. Il fallait se rappeler que notre jambe droite n'était pas notre jambe gauche, que nos mains ne bougeaient pas grâce à une force invisible mais bien grâce à ce qui se trouvait au dessus de notre occipital. C'était en cela que la compréhension de Chris manquait de saveur. Elle était capable de se brûler dans l'heure et plus tard, regarder sa cicatrice et se demander pourquoi est-ce qu'elle avait mal. Sans pour autant faire aucun rapport entre les deux événements. En somme, Chris avait encore beaucoup de chose à apprendre.

On avait eu tort de la laisser partir parce qu'elle n'était pas comme un animal sauvage qui risquait de sauter à la gorge de tous par manque d'exercice, non … Elle, elle vous sauterait à la gorge parce qu'elle aurait en tête que ses veines-là, que cette chaire-là était à elle. Et pas pour une autre raison. Cependant, Chris finit par sortir de sa rêverie et se boucher les oreilles. L'écho provoqué par le cri ne lui arrivait que maintenant, semblant décupler au centuple par la pluie. Et sa compréhension était altérée, elle ne voyait pas, elle ne comprenait pas pourquoi est-ce qu'il y avait autant de bruit.

Chris eut une grimace avant de rouvrir les yeux, pour les poser sur celui qui avait crié. Elle s'éloigna du bord du quai, non elle n'avait plus la folle intention de sauter, et se dirigea vers lui. Non, de la perspective de Chris, il venait tout simplement à elle. Et elle devait certainement avoir une lueur folle dans les yeux, mais elle entendait et sentait toujours ce bourdonnement dans ses tympans. Oui, peut être que Chris devait paraître complètement folle : avec ses cheveux mouillés collés sur son visage, les gouttes d'eau qui ruisselaient sur sa peau blanche, son mascara qui donnait l'impression que ses yeux étaient noir encre. Oui sans doute … Et elle aurait voulu lui poser les mains sur la bouche de cet étranger, et même l'étouffer, histoire de le réduire au silence mais quelque chose, sans doute le peu de politesse qui lui restait, l'arrêta. Au lieu de quoi, elle se contenta de passer pour idiote, se tenant debout devant lui.

"Pourquoi est-ce que vous criez ? Je n'allais rien faire ? Je n'allais pas sauter … Enfin je ne pense pas … je ne me rappelle pas."

C'était déjà dans le passé, elle ne se souvenait même pas des cinq dernières minutes écoulées. Et puis Chris employait le présent, pour elle, il était toujours en train de crier, toujours en train d'hurler. Pourtant, paradoxe que même elle pouvait admettre, ses lèvres demeuraient scellées. Etait-ce un tour de passe passe ? Ou bien est-ce qu'il lui parlait et qu'elle ne pouvait rien entendre ? Et avec toute cette pluie qui tombait sur eux … Elle avait l'impression que c'était pire … Bien pire.
Chris reporta ses doigts à ses oreilles, comme s'il essayait de leur faire entendre raison. Puis, comme si le simple fait d'y penser en était la cause, le bruit s'arrêta et elle leva les yeux vers lui.

"Vous m'avez fait peur. Je n'ai pas l'habitude d'être surprise, je n'aime pas être surprise. "

Chris détestait cela … Cela la terrifiait même, et cela faisait parti des rares choses sur lesquels elle arrivait à mettre un nom. Elle se rendit compte qu'elle avait froid.

"Au fait, je m'appelle Chris."

Revirement de situation, son attitude avait complètement changé. Sauf qu'elle ne jouait pas, elle était comme ça.

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