Elle détourne le regard en les voyant, pas mal à l’aise, mais se sentant en trop, comme une voyeuse indiscrète. Quand elle les regarde de nouveau, ils ont arrêté de s’embrasser et se regardent, aux anges. Puis ils tournent la tête vers elle, de concert, comme réglés sur la même fréquence, et lui demandent si elle va bien, d’un air sincèrement préoccupé, mais pas trop non plus. Elle esquisse un sourire et leur assure que tout va très bien, avant d’ajouter qu’elle doit partir, sinon elle va être en retard. Elle les salue et s’en va, laissant derrière elle le couple heureux tout à son bonheur.

En chemin, elle croise une autre de ses amies, en grande conversation avec un garçon, affichant une mine ravie, les joues rosies, le regard brillant. Le garçon a l’air tout aussi heureux de cet échange et ne peut dissimuler un sourire réjoui. Elle passe son chemin sans leur parler, sans les déranger, en silence, à pas feutrés, fermant au passage une porte imaginaire sans faire de bruit.

Presque en courant, elle dévale les escaliers, ces escaliers si longs, vertigineux, cent quarante-quatre marches selon la légende, et s’éloigne vite vite de ce lieu qui est pour elle source de tous les bonheurs aussi bien que de tous les maux, l’endroit où elle se sent à la fois le mieux et le plus mal, paradoxalement. A grands pas, inspirant de grandes goulées d’air froid à chaque foulée, elle rallie la gare et s’immobilise sur le quai, reconnaissant une silhouette parmi un groupe de jeunes. Il tourne la tête, la voit, ne semble pas réagir, et reprend sa conversation avec les autres. Elle ne dit rien, ses yeux restent fixés au sol, elle passe à côté d’eux et va s’asseoir plus loin, hors de portée de voix mais non pas hors de vue, mais c’est tout comme. Hors de portée, hors d’atteinte, hors du monde, hors du leur.

Elle ferme les yeux, fronce les sourcils, ne prête pas attention à la chape plombée de son cœur et lève la tête vers le ciel gris, si gris, si lourd, qu’elle contemple douloureusement, d’ici, d’ici qui n’est pas sa place, qu’elle sent ne pas être sa place, comme un costume mal taillé, mal raccommodé, comme si elle venait d’ailleurs, de tellement loin qu’elle n’en a conservé aucun souvenir et en est réduite à imaginer où elle serait, ce qu’elle ferait, si elle avait le premier rôle dans la vie, dans sa vie. Effacée, invisible aux yeux de ceux qui ne font pas attention, transparente à ceux qui font attention, celle en plus, le bonus, le facultatif.

Qu’il est difficile, Dieu qu’il est difficile d’être un second rôle dans le film de sa propre vie.


P.S : Ne cherchez pas d'interprétation au nombre de marches dans l'escalier, il y avait bel et bien 144 marches pour monter à mon lycée -ou en descendre.