« I will burn you. I will burn the heart out of you. »

Ses mots le tourmentaient. Il n'était pas absolument certain d'en avoir saisit le sens, et cela le travaillait milles fois plus que les affaires futiles qu'on lui avait confié ces dernières semaines. Tourmenté par des mots ! Grotesque ! Il suffisait de les analyser, de les décortiquer un par un, ainsi, la phrase lui montrerait enfin son éclat.
Mais cette méthode élémentaire ne fonctionnait pas.

Burn you.

C'était certain. Il le pourchasserait tant que la vie le lui permettrait et ne lui accorderait aucun répit. Il ne s'en plaignait pas, bien au contraire. Il nota l'utilisation d'une étonnante métaphore, Burn. Brûle-t-on un ennemi ? Un rival, un concurrent ? Brûle-t-on sa Némésis ? Ce simple mot l'intriguait, car jamais il ne l'aurait lancé au hasard.
Pas lui.

Burn the heart out of you

Sherlock se releva brusquement, comme un chat aspergé d'eau froide. On ne brûle pas un cœur, même métaphoriquement. On ne brûle pas un cœur de pierre ou de glace. On ne brûle pas un simple palpitant, mais ce qu'il peut contenir de précieux.

« Se pourrait-il que tu te permettes une erreur aussi grossière ? », murmura-t-il, coulant un regard sombre au morne paysage londonien.

Il ne se considérait pas comme un être dénué de tout sentiment, comme une statue de glace, immense et placide. Il ne se pensait pas non plus monstre sanguinaire ou machine incroyable. Quelque part, sa condition d'humain était une fierté. Son intelligence exceptionnelle n'était-elle pas d'autant plus étonnante s'il possédait bien un cœur accroché à la poitrine ? On le lui avait affirmé cela autrefois, et plus récemment. Il n'avait pu qu'approuver, car il s'agissait d'une affirmation logique et indéniable.

Il n'avait pas pu se tromper.

On le pensait monstre, bien souvent. Et il ne le niait jamais. Perte de temps et d'énergie, pour des esprits étriqués qui n'accepteront jamais cette (apparemment terrifiante) vérité. Accepter Sherlock Holmes dans le très sélectif comité des Humains semblait effrayant, pour beaucoup. Il ne s'en plaignait pas, tant qu'on le laissait exécuter son travail.

Burn the heart out of you...

Supposait qu'il pourrait avoir des sentiments ; fine déduction de sa part, certes. Cependant, cette phrase ne pouvait lui être destinée. N'était-elle pas trop forte ? Mille fois trop romantique pour lui, esprit cartésien. Car jamais, jamais, on ne pourrait l'anéantir en usant de ses supposés sentiments. Jamais. Son palpitant à lui ne recélait aucun secret...ni trésor.

Le détective se rallongea, ferma les yeux, et réfléchit intensément.

Mais Il ne pouvait s'être trompé.

Pour la première fois, il espéra rouvrir les yeux, et l'observer à ses côtés.
Ainsi, il pourrait lui demander la réponse.

Énigme insoluble.

Il s'endormit trop tôt, de ce sommeil troublé qui l'emportait toujours lorsqu'il ne s'y attendait pas.
Il s'endormit trop tôt pour la remarquer. La réponse.

Lorsqu'il s'éveilla, il nota cependant qu'on avait pris soin de le couvrir, que la pièce était méticuleusement ordonnée et que les lumières avaient été éteintes.

Encore prisonnier d'une torpeur brumeuse, il songea que Watson détenait probablement la réponse à l'énigme.

« C'est insupportable, cesse de faire grincer ce violon ! »

Il était fort rare que John se permette d'être agacé, en compagnie de Sherlock. Aussi, ce dernier s'exécuta non sans lui lancer un regard étonné et intéressé.

« Est-ce donc possible d'agacer le Docteur Patience ? », railla-t-il, un sourire sardonique se dessinant sur son visage.

Watson étouffa un soupir d'autant plus agacé et se pencha vers son ami.

« C'est simplement difficile de se concentrer lorsque tu … tu … joues. »

Holmes parut presque vexé, comme si, dans son esprit, torturer les innocentes cordes du violon signifiait en jouer. Il marqua un silence et reprit :

« Tu serais peut-être surpris de l'apprendre, mais je sais jouer du violon. » annonça-t-il platement, « Tu me donneras ton avis d'expert. »

Son colocataire, qui s'était immédiatement replongé dans ses épais livres de médecine, releva la tête.

« Vraiment ? » demanda-t-il avec le plus grand intérêt.

Holmes ne répondit pas, se releva d'un bond et alla à la fenêtre. Il se passa un instant, un instant gênant durant lequel, ni l'un, ni l'autre, n'osèrent prononcer un mot. John songea qu'il était fort probable que Sherlock se fusse tout simplement intéressé à autre chose.

« Accepterais-tu de … » commença le médecin avec précaution, « … d'en jouer peut-être ? D'en jouer.. vraiment ? », termina-t-il en insistant sur le dernier mot.

Le détective se retourna, un sourire félin aux lèvres.

« Non, dit-il.
- Non ? Comment ça non ? » s'étonna son ami, visiblement déçu.

Sherlock s'approcha de lui et vint lui poser une main sur l'épaule.

« J'ai trouvé un moyen simple et efficace d'énerver mon cher Watson, je ne crois pas que je vais arrêter de sitôt. »

L'enfer. Des formes indistinctes s'effondrent de toutes parts. Une rideau de fumée déforme et joue avec le paysage désolé. Quelques lueurs rouges ensanglantent le ciel, un instant, on crie. Un hurlement déchire le massacre, puis plus rien. Le vide, l'immensité, lourde, insoutenable.

La mort, elle, est silencieuse.

Le fusil agrippé à la poitrine battante répondant au rythme infernal du cœur palpitant, le regard hagard de l'animal traqué et traquant, la masse rougeâtre des survivants se reformait avec lenteur. Ils n'avaient plus peur. Devant l'éternité, ils pleuraient de joie. Ce qui les attendait, là, à l'horizon, était bien pire et ils en étaient terriblement conscients. Leur pas n'était pourtant pas hésitant, ils ne tremblaient pas. Statues animées, ces pauvres âmes abimées avaient rendez-vous avec l'atrocité.

Déjà, leurs esprits étaient morts. Ne restaient plus que leurs corps. Un corps écorché, défiguré, éviscéré. Qu'importe ! Un corps ! Cette arme-là ne fait plus la différence.

Cette arme détruit, avec plaisir, avec délice, elle se régale ; ah, cette armée, c'est un festin ! C'est un buffet ! Un concert, ces cris ; un chef-d'œuvre, ces cadavres ! La voilà, cette masse confuse, cette masse grouillante qui s'avance. A terre, la masse, il l'imagine dejà. Un tas, un art de tâches gluantes, étalées sur la terre crasse. Le fusil grince de plaisir ; on crie.

Ils le constatent cependant, avec étonnement d'abord, puis horreur bientôt : c'est un humain. C'est un humain, là, dominant l'armée.

Pas le temps de s'offusquer. On meurt. L'oeil torve du soldat, qu'aperçoit-il alors ? L'armée de petits soldats, non. Le paysage étouffant, le soleil sinistre, non. Ses camarades déchus, les viscères et les bras coupés, non.

Une arme ; un humain ; des lèvres retroussées en un éternel rictus sardonique.

Pour l'éternité.